Angie Thomas, La haine qu’on donne – The Hate U Give, Nathan, Paris, 2018
Voici un roman d’une force incroyable qu’il m’aura fallu digérer de longues semaines avant de trouver les mots pour écrire cette chronique. Ecrire un tel roman à destination des adolescents, il fallait oser, c’était un pari drôlement risqué et périlleux. Et il est gagné haut la main, ce roman restera un de mes gros coups de cœurs de 2018 en n’en pas douter !
Starr vit dans un quartier difficile où les gangs font leurs lois. Elle est noire et a la « chance » d’être scolarisée dans un lycée de « riches », hors du quartier. Se forger une identité entre ces deux mondes est loin d’être évident. On lui reproche d’être trop blanche d’un côté, trop noire de l’autre, elle navigue entre deux eaux, fille d’un ancien membre de gang reconverti. Le soir où elle revoit Khalil, son ami d’enfance à une soirée du quartier où elle a bien du mal à se fondre dans la masse, elle savoure le moment. Jusqu’à ce que des coups de feu se fassent entendre et qu’elle parte vite en voiture avec lui. Les choses déraillent à partir de là : un simple contrôle d’identité par un policier va tourner au drame. Khalil se fait tuer de trois balles dans le dos par le policier. Dès lors de vives tensions éclatent dans le quartier, entre flics qui essaient d’expliquer le geste de leur collègue en faisant passer Khalil pour un gangster et les gens noirs qui en ont assez d’être stigmatisés comme « racaille » de par leur couleur de peau ou leur code postal. Starr se retrouve au milieu de tout cela, seul témoin de ce drame qui lui a fait perdre son meilleur ami. Que faire dès lors ? Témoigner à visage découvert ? Se cacher ? Subir ? Tout en continuant à culpabiliser ? Entre gangs qui voudraient qu’elle se taise, policiers qui veulent enterrer l’affaire et gens du quartier qui attendent que pour une fois, justice soit faite, le combat de Starr ne sera pas sans conséquence.
Par où commencer cette chronique ? En répétant peut-être à quel point ce roman est un coup de poing qu’on se prend en pleine figure. Parce que tous les thèmes qui sous-tendent notre société sont là : le racisme, la quête d’identité, l’adolescence, les violences policières, le difficile métier de flic aussi, les gangs, les quartiers abandonnés, le journalisme rapide fait de raccourcis et d’instantanés non vérifiés, la pauvreté. C’est un gros mélange de toutes ces ambiguïtés qui change notre perception des choses. Parce que pour une fois, nous suivons cette jeune fille qui évolue dans ce quartier, nous y suivons différents protagonistes, et nous nous rendons compte que la petite frappe n’est peut-être pas si dénuée de compassion que cela mais juste coincée dans un cercle vicieux, que l’homme qui a réussi à sortir d’un gang n’y est pas parvenu sans sacrifice, que la mère irresponsable n’est pas dénuée d’humanité. Mais attention, ce roman révèle un vrai questionnement sur la question de la responsabilité et des possibles pistes pour améliorer les conditions de vie de toutes ces personnes qui subissent les lois horribles de ces quartiers. Si le policier a eu un geste inconsidéré, on oublie pas que les flics subissent une grande pression quand ils sont dans ces quartiers, même si cela est bien loin d’excuser le geste – et croyez-moi, le personnage de Khalil qui nous est dépeint dans le roman est tellement attachant qu’on ne peut cautionner sa mort d’aucune manière – et il est surtout mis en avant que chacun est responsable du devenir du quartier.
Ce roman est une ode à la tolérance et à l’égalité, peut-être grâce à l’oncle de Starr, flic lui-même, qui va avoir bien du mal à se situer face à cette affaire où il se retrouve directement impliqué, considérant sa nièce comme sa fille. Starr est un personnage extrêmement attachant, tiraillée entre ses « deux vies parallèles », qui évolue dans une famille formidable qui a connu ses difficultés mais qui a réussi à s’en sortir. Ses parents, ses frères, ses amis, son histoire, leurs histoires, tout tend à nous bouleverser, mais sans jamais aucun pathos. On est bien loin du côté fleur bleue. Et ce quartier, qui est aussi important que n’importe quel personnage, si ce n’est plus, nous montre toute sa complexité. On assiste à cet événement emprunt d’injustice qui tend à la haine de la population et fait ressortir cette idée que l’égalité n’est pas prête d’avoir sa place dans certains endroit. Et c’est terriblement triste, dur, incompréhensible. Les références au rap qui égrènent les roman sont bienvenus tant elles tendent à confirmer et expliquer ce sentiment d’injustice. Khalil explique au début du roman que si 2Pac a nommé son groupe Thug Life, ce n’est pas anodin, puisque ce serait un acronyme de The Hate U Give Little Infants Fucks Everybody, la haine qu’on donne aux bébés fout tout le monde en l’air. Ce qui est assez clair : grandir dans la haine et l’injustice ne peut apporter que plus de haine et d’injustice.
L’auteur réussit le coup de maître d’écrire un roman juste et fort sur des thèmes difficiles, elle parvient à nous faire sentir toute la difficulté des thèmes abordés, de ces quartiers et des gangs, on sent son vécu dans chaque phrase, c’est émouvant, juste, fort, poignant et inoubliable. Elle réussit quelque chose d’incroyable, surtout en visant un public adolescent : elle parvient à nous faire ouvrir les yeux. Et c’est déjà beaucoup.
Un énorme coup de cœur pour ce roman que tout le monde devrait lire absolument.
Ma note : 5/5